Le Juste Milieu Taoïste
Considérer que le juste milieu serait l'harmonie à atteindre dans tous
nos mouvements et actions pourrait porter à rire tellement cette
lapalissade peut paraître évidente dans
notre recherche personnelle ou sociale, mais tout aussi incongrue dans
l'observation de notre environnement actuel national et mondial. La réalité
nous montre bien, la difficulté et la complexité à l'atteindre. Comment rester
au centre de nous-même devant les différentes dualités ? Comment garder notre
cohérence interne face à nos propres contradictions ? Comment vivre nos
émotions et mesurer nos passages à l'acte ? Etre un centre, au juste milieu, observateur et acteur, de différents environnements et réalités,
telles sont les réflexions auxquelles
nous sommes conviés par la rate-estomac.
La rate
La rate, l'élément terre, interstice entre chaque saison, lieu de la
gestion et de l'organisation de la pensée, a cette conscience interne et
profonde de l'équité, de l'égalité qu'il ne suffit pas d'inscrire sur les
frontons pour qu'elle existe. Les mouvements sociaux pour un retours à la
terre, un commerce équitable traduisent
en même temps un désir de calme mental, face à toutes les agitations et
saturations en tout genre, d'un monde fou, et un désir d'équanimité dont on
sent intérieurement le bien fondé de ce bon sens. Un nécessaire bon
fonctionnement de la terre et de la rate.
La
conception de la pensée, qui s'inscrit dans la rate, passe par une gestion de
la parole, le chi de la parole va mesurer la réflexion et les sensations dues à
l'effet de celle-ci sur autrui. Le contrôle du souffle et de la salive y
contribuent « tourne ta langue sept fois dans ta bouche avant de
parler » dit le dicton populaire. Apprendre la force de sa parole et de
son débit pour se faire entendre pourrait bien être le premier élément de base
de la non-violence. Le veilleur de la rate-estomac est sans cesse en train de
mesurer ce qui rentre et ce qui sort, aliments, paroles, air. Le juste milieu
n'aime pas les extrêmes et relie les apparentes contradictions. Ce diplomate saura combiner les plans avec
sagesse tout en analysant les tenants et aboutissants en profondeur. La parole juste porte beaucoup
plus que les dérives verbales. La
digestion et la gestion du dit ont des points communs. Les discours comme la
nourriture vont être dilués et malaxés pour être compris, organisés et
dispatchés. L'appréciation des conjonctures et son adaptation aux temps et aux
circonstances construiront la pensée. La matière grossière se transformera en information
subtile. Pour autant, on doit tenir compte que l’on n’est pas pour grand choses
dans l’émergence de la parole : pourquoi cette parole la, ces mots la, en
ce moment ci face à cette personne là ?
Le milieu de l'entre
deux
En bien
des circonstances il nous est demandé de choisir entre une situation et son
contraire ou son opposé. L'équilibre de la pensée-terre n'aime pas cette clause
d'un langage et d'une pensée binaire. La troisième alternative de cet
entre-deux rend cet espace beaucoup plus satisfaisant, pertinent, fécond et
donc créateur et unificateur. Plus qu'un compromis, il s'agit d'une nouvelle
manière d'être et de voir les choses, la
pensée ternaire.
L'espace du vide entre deux pas dans une marche donne le mouvement,
l'entre deux des cuillérées compose le repas, la limite de la flamme d'une
bougie et l'air, donne la lumière et chaleur, le silence entre deux pensées
transmette la consistance du discours, le tempo entre deux actions permet de
retrouver son souffle. La combinaison de deux réalités en nomme une troisième.
Ni trop,
ni trop peu pourrait être la devise de
cet équilibriste. Parler sans trop en dire ne veut pas dire se taire. Entre le
jusqu'auboutisme ascétique qui va jusqu'à la dénégation des besoins essentiels
du corps et le débridement d'une sexualité marchande; la recherche d'une
qualité de vie a toute sa place.
Cet éclairage de la juste mesure
pourrait donner une autre luminosité à notre terne quotidien.
Ni 35
heures, ni 72 heures (ou plus) mais à chacun son effort et son rythme,
ni
anonymat ni ouverture sans défense, mais le respect et la réserve,
ni zapping
relationnel ni engagement à vie, mais un contrat temporel toujours à
renouveler,
ni
inévitablement individuel ni obligatoirement collectif, mais un va et vient
constant d'énergies constructives dans un apport mutuel,
ni
esclavage au travail dopé ni aliénation du chômage dépressif, mais une écoute
de ses pulsions créatives,
ni trop
vite (accélération) ni trop lentement (stagnation) mais la fluidité qui suit
les cycles,
ni trop de
sommeil, ni trop de travail, mais respect de l'alternance qui donne un sens,
ni l'ennui
de l'inactivité, ni l'attente douloureuse de quelque chose qui ne vient pas,
mais l'accueil actif de ce qui est,
ni
complaisance morbide dans un passé qui ne peut se refaire ni désenchantement
devant un avenir que l'on ne maîtrise pas, mais tirer parti des leçons du passé
pour construire sa responsabilité, un ici et maintenant en devenir,
ni
l'étouffement des émotions, ni le déversoir impudique et violent à tout moment,
mais une gestion de ces énergies qui permette un enrichissement personnel d'une
conscience toujours plus lucide,
ni
seulement yang ni seulement yin mais le mouvement de la vie.
Loin de
nous déclencher des angoisses devant le nouveau et l'inconnu, cette forme de lecture, rappelée par la fonction de
la rate-estomac, nous accorde à notre bien-être intérieur. Chaque réalité
duelle peut ainsi être visitée dans le souci de l'équilibre, de l'harmonie.
Le milieu de
l'entre trois
Le juste milieu évoque également une autre dimension, celle d'être au
milieu des trois foyers, le foyer supérieur
habitacle du schen de la conscience d'être soi, et qui inclut la tête et
le cœur, centre privilégié de l'intelligence et l'intention; le foyer moyen, le
lieu du chi qui englobe poumons, foie, rate, abdomen, centre privilégié des
émotions ; le foyer inférieur référence du jing qui anime les reins, le bassin
et les quatre membres, centre privilégié de l'action. La dynamique du juste
milieu voudrait que ces trois foyers, composants la personne humaine, se
réalisent dans toute leur potentialité mais, en même temps et non pas, un
élément au détriment des deux autres. Ce
qui nous autorise à concevoir dans une Unité, la vision de l'enrichissement mutuel du
cerveau, des émotions et de la sexualité.
On voit
mal un savant restant dans sa tête sans communiquer son savoir et sans que
celui-ci passe par l'émotion de la joie de le partager...Il peut en devenir fou
tellement il crée une énergie inutile. On n'accorde pas non plus crédit à
l'hyper-sensibilité émotionnelle qui en oublie son intelligence ou qui exploite
sa focalisation émotionnelle pour ne pas agir. Le plus gros chiffre d'affaire
vampirisé par l'action et l'appât du gain devient vraiment insolent et désuet
quand sa logique lui fait perdre sa
raison et sa liberté et qu'il dessèche son cœur, il perd son humanité et celles des autres, comment un
être intelligent peut-il être inhumain ?
L'unité de
ces trois foyers, conscience, émotions, action va guider la perception de l'être, du singulier au
pluriel. Construire son oeuvre, construire et « faire » l'amour,
construire et fluidifier le collectif :
Du Un ,il fait le deux et engendre le trois. L'humain, la solidarité, l'environnement.
La personne ne peut être réduite à n'être qu'un travailleur (action) ou qu'un
consommateur (guidé par l'émotionnel) ou qu'un aspirant religieux (spirituel).
Les trois facteurs doivent être passés au crible du juste milieu dans l'unité.
L'erreur de ne retenir qu'un élément entraîne dérives et dysfonctionnements
pathologiques de l'individu, de la société, de l'environnement.
Le milieu de l'entre
cinq
Le juste
milieu évoque aussi la résonance d'un centre au milieu des cinq émotions essentielles : colère,
haine, soucis, tristesse, peurs. La variation des humeurs est en quelque sorte normales.
Ce sont les excès répétés dans l'intensité ou dans la durée qui stigmatisent
l'aspect pathologique. Dans ce cas, la certitude intérieure que les bornes sont
dépassées, voudra ramener le mental à plus de quiétude. Se tenir au centre de
ces fluctuations est bien sûr un de nos défis de notre humanité. Une présence à
sa conscience.
Une
réponse juste se manifeste au-delà des émotions mais ne peut se passer d'elles.
Comme l'inter-saison, la rate, la pensée intervient dans l'entre-deux des
émotions contrastées, pour en mesurer les trop pleins et les trop vides, ce qui
est nourrissant de ce qui ne l'est pas dans l'apport émotionnel. Intuitivement
elle connaît la différence entre chaque émotion comme elle sait différencier
les saveurs. Comprendre la cause d'une bousculade émotionnelle permet une
régulation. Mais tant que les mots n'ont pas pris corps, l'énergie se manifeste
à l'état brut. La succession de charges émotionnelles, sans arrêts est très
épuisant et douloureux, la stabilisation relative, toujours en mouvement et en
quête d'équilibre, réorganise le flux de l'essentiel. L'intégration d'une
émotion ne peut faire l'économie du temps. La valeur du silence, la respiration
lente, la retraite, favoriseront l'apaisement des émotions, qui ne peut être
confondu avec leur anesthésie, retrouvent alors tout leur sens. La quiétude
mentale se reconnaît comme le repos physique, ça fait du bien quand la tempête
s'arrête !
Mais là
encore, il conviendrait que le juste milieu ne soit ignoré : l'ermite devrait
revenir dans la vallée où il a le devoir de retransmettre ce qu'il a compris
de cette prise de recul. Il n'y a pas
d'aller sans retours.
Le milieu de
l'entre huit
Le milieu juste, la parole juste se nourrit également de sa position de
centre au milieu du paqua, huit forces symbolisées par des signes (un grand trait pour le yang et
deux traits pour le yin) dont l'adjonction transmet une nouvelle signification
transmise et initiée dans le Yi King. Ces forces se retrouvent dans la nature
comme dans le corps et le psychisme, l’eau, le feu, le tonnerre, le vent et le
bois, la terre, le ciel, la brume, la montagne. Le tant tien en dessous du
nombril, lieu de recentrage, de
concentration de ces énergies,
accordera l'intérieur individuel et l'extérieur relationnel au diapason
de la juste force. Le soliste donnera la force adéquate à son chant à partir de
ce centre, comme devrait être mesuré chaque relation.
Le
développement personnel pourrait bien alors consister en l'observation des
forces en présence, le ressourcement d'énergie nécessaire dans ce lieu du Tan
Tien, l'intégration de ces dualités (créativité et disponibilité
-intériorisation et vivacité – profondeur et rigueur -impulsion et endurance)
et l'expression mesurée de son souffle dans un passage à l'acte transformateur
de son environnement.
le milieu du
multiple
Tiraillé
entre le respect de la puissante pulsion de son élan vital, la tension pour
garder son rythme, et la confrontation aux pressions extérieures, chacun va rechercher sa cohérence interne.
Le juste
milieu nous ramène à notre humble pouvoir, dans un réseau d'interconnexions,
relationnelles, événementielles, incitant multiples variations d'humeurs, dans
un faisceau de synchronicités, dans des poussées d'énergie en continuelle
transformation. Le juste milieu est une invitation à rester en contact avec
notre unité profonde et à comprendre que l'autre est en tout point semblable
quelques soient les latitudes. La vacuité et le silence affinent le respect de
soi-même. C'est sans doute en ce milieu que le juste social peut trouver du
sens.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire